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Plus d’un demi-siècle après sa publication, Le monde des affaires sénégalais de Samir Amin demeure d’une actualité troublante. À l’heure où le Sénégal vit une alternance politique historique avec l’élection du président Bassirou Diomaye Faye en mars 2024, porteuse de promesses de souveraineté économique, les fondamentaux de l’économie révèlent des fragilités structurelles profondes : inflation persistante, pression insoutenable de la dette publique, resserrement du crédit bancaire. Dans ce contexte de crise, la question posée par Samir Amin il y a plus de cinquante ans retrouve une acuité brûlante : dans quelles conditions un capital national autonome peut-il émerger et se développer au Sénégal ?
Le véritable scandale n’est pas que ce livre date des années 1960. Le scandale est qu’il soit toujours aussi pertinent, alors même qu’il reste largement absent du débat public et de la formation des élites économiques et politiques. En ignorant ce texte fondateur, le Sénégal s’est condamné à penser son économie sans mémoire, donc sans boussole. Relire Samir Amin aujourd’hui n’est pas un exercice académique nostalgique : c’est un acte de salubrité intellectuelle et politique.
L’originalité première de l’ouvrage « Le monde des affaires sénégalais » réside dans sa méthode. Samir Amin part d’un postulat d’une simplicité redoutable : on ne peut formuler une politique économique valable sans connaître scientifiquement la réalité du monde des affaires. Cette affirmation, qui devrait sembler évidente, est pourtant systématiquement bafouée. Trop souvent, les politiques économiques sont conçues à partir de modèles importés, d’idéologies à la mode ou de promesses électorales déconnectées des structures réelles de l’économie nationale.
Dans son livre, Amin fait exactement l’inverse. Il observe, il mesure, il classe, il analyse. Et c’est ici que réside le caractère absolument inédit de son travail : cinq cents entreprises (soit la totalité du monde des affaires sénégalais de l’époque) sont passées au crible. Pas un échantillon représentatif. Pas une sélection de « success stories ». Pas quelques secteurs privilégiés. L’intégralité du champ entrepreneurial sénégalais.
Cette exhaustivité est cruciale : elle permet d’éviter les biais liés à l’observation de quelques cas particuliers et offre une photographie totale, systématique et scientifique de l’économie nationale. Amin analyse ces entreprises selon leur taille, leur secteur d’activité, leur origine du capital, leurs sources de financement, leurs relations avec l’État et le capital étranger. Aucun discours incantatoire, aucune mythologie du « capitalisme africain », aucun fétichisme de l’entrepreneur héroïque. Seulement des faits, replacés dans leur contexte historique, institutionnel et international.
Cette rigueur méthodologique, cette ambition d’exhaustivité constituent déjà une leçon majeure pour notre temps. À l’heure où l’on parle abondamment de « secteur privé national », de « champions locaux » ou de « souveraineté économique », combien de décideurs connaissent réellement la structure du capital sénégalais, ses sources de financement, ses dépendances, ses marges de manœuvre ? Très peu. Le livre d’Amin rappelle que gouverner l’économie sans la connaître précisément revient à naviguer sans instruments.
L’une des grandes forces du livre de Samir Amin est de rompre avec une vision caricaturale. Non, le secteur privé africain n’est pas inexistant. Dès les années 1960, il connaît au Sénégal un développement sans équivalent dans l’ensemble des anciennes colonies françaises d’Afrique noire. Des entrepreneurs sénégalais investissent dans le commerce, les services, l’industrie légère, les transports et certaines activités de transformation. Certaines entreprises deviennent même de véritables « grosses affaires ». Mais cette croissance se fait dans un environnement profondément hostile. Le capital étranger demeure dominant, contrôle les segments stratégiques de l’économie et impose ses règles du jeu. Le secteur privé sénégalais, quant à lui, évolue sans véritable système bancaire national capable de le soutenir. Il dépend massivement des marchés publics, donc de l’État, ce qui le rend vulnérable aux changements politiques, aux clientélismes et aux crises budgétaires.
Cette dépendance n’est pas accidentelle : elle est structurelle. Elle découle d’un mode d’insertion du Sénégal dans l’économie mondiale hérité de la colonisation et reconduit, sous d’autres formes, après l’indépendance. Samir Amin montre avec une clarté implacable que l’indépendance politique n’a pas été accompagnée d’une autonomie économique réelle. Aujourd’hui, cette situation s’est complexifiée mais non transformée. Une radiographie contemporaine révélerait la prédominance écrasante des multinationales dans les secteurs clés — énergie, télécommunications, grande distribution, ciment — et la survivance d’un capital sénégalais confiné aux BTP, au commerce, à l’agroalimentaire léger et aux services, avec une dépendance critique aux marchés publics.
III. La dépendance financière : le talon d’Achille du capital national
L’analyse financière constitue le cœur théorique de l’ouvrage. Samir Amin identifie trois dépendances majeures qui s’auto-renforcent et enferment le secteur privé sénégalais dans un rôle subalterne. D’abord, la dépendance vis-à-vis du capital étranger, qui contrôle les secteurs stratégiques, les technologies, les circuits d’exportation et une grande partie du financement. Ensuite, la dépendance vis-à-vis de l’État, principal client du secteur privé local, ce qui le rend politiquement et institutionnellement vulnérable. Cette relation favorise le clientélisme, fragilise l’autonomie économique des entreprises et politise excessivement l’activité économique. Enfin, et c’est peut-être le diagnostic le plus sévère, la dépendance financière. Le système bancaire opérant au Sénégal est largement contrôlé par des intérêts étrangers et orienté vers la sécurité du capital plutôt que vers l’investissement productif national. Les banques privilégient le commerce d’import-export et les activités liées au capital étranger. Le crédit est de court terme, cher, et conditionné à des garanties inaccessibles à la majorité des entrepreneurs africains.
Cette absence de financement structurel empêche l’accumulation du capital local. Les entrepreneurs sénégalais doivent se financer par l’autofinancement, par des circuits informels ou par la commande publique. Cette situation limite leur capacité d’investissement, freine l’innovation et rend leur croissance extrêmement vulnérable aux chocs.
La crise actuelle (2024-2025) valide tragiquement cette analyse. Le système bancaire sénégalais, bien que plus diversifié avec la présence marocaine, ouest-africaine et nigériane, reste profondément extraverti et averse au risque. La crise de la dette souveraine sénégalaise, dépassant 75 % du PIB, et les décotes de la notation financière ont provoqué un resserrement brutal du crédit au secteur privé. Les banques, pour préserver leurs ratios, privilégient les placements en bons du Trésor et réduisent drastiquement les lignes de crédit aux PME. En période de tension, le système financier reproduit sa logique de dépendance et asphyxie le capital productif national. Samir Amin avait raison : sans finance nationale, il ne peut exister de capitalisme national autonome.
Le passage le plus bouleversant du livre est sans doute celui qui retrace l’histoire du monde des affaires sénégalais. Contrairement à une idée reçue encore tenace, le Sénégal n’a pas toujours été dépourvu de bourgeoisie locale. Au XIXᵉ siècle, une bourgeoisie marchande sénégalaise puissante et cosmopolite contrôlait d’importants circuits du commerce de l’arachide, de la gomme et des produits manufacturés, notamment dans les Quatre Communes : Saint-Louis, Gorée, Dakar, Rufisque. Des familles métisses et africaines détenaient des biens immobiliers substantiels et jouaient un rôle actif dans le développement de l’économie coloniale naissante.
Mais cette bourgeoisie sera progressivement liquidée au cours de la première moitié du XXᵉ siècle, non par une fatalité interne ou une incapacité entrepreneuriale, mais par le développement même de l’économie coloniale. À mesure que celle-ci se concentre, se modernise et se finance depuis la métropole, les acteurs africains sont marginalisés, évincés, réduits à des rôles subalternes. Les grandes compagnies françaises, soutenues par les banques coloniales et des mesures administratives discriminatoires, monopolisèrent les exportations et l’accès au crédit.
Cette histoire est fondamentale, car elle détruit l’argument paresseux selon lequel l’Afrique serait « naturellement » dépourvue de tradition entrepreneuriale. Elle montre que ce qui a été détruit historiquement ne peut être reconstruit que consciemment, par des politiques volontaristes. La faiblesse actuelle du capital sénégalais n’est ni naturelle ni culturelle : elle est le résultat d’un processus historique de liquidation. Ignorer cette histoire, c’est naturaliser une situation qui est en réalité le produit de rapports de domination.
Si la dépendance à l’égard de la France a relativement diminué, elle s’est diversifiée et complexifiée. De nouveaux acteurs sont entrés en scène : des groupes marocains dans la banque, l’assurance et l’immobilier ; des capitaux turcs dans le BTP et l’agro-industrie ; des multinationales européennes et asiatiques dans les énergies fossiles ; des fonds souverains du Golfe.
Cette diversification donne une impression de dynamisme, mais elle reproduit souvent le même schéma : contrôle des secteurs les plus rentables et stratégiques par le capital étranger, rapatriement des profits, et faible intégration avec l’économie locale. Le grand projet gazier et pétrolier de Sangomar et Grand Tortue Ahmeyim, souvent présenté comme le salut économique du Sénégal, illustre ce paradoxe : il mobilise des milliards de dollars d’investissement étranger, mais les retombées pour le tissu industriel national restent incertaines et le risque de « malédiction des ressources » est réel.
Si « Le monde des affaires sénégalais » est si peu connu, ce n’est pas un hasard. Ce livre dérange. Il dérange parce qu’il met à nu les illusions du capitalisme périphérique. Il dérange parce qu’il montre que sans rupture avec les structures de dépendance, la promotion du secteur privé national reste un slogan vide. Il dérange parce qu’il oblige à penser le développement comme un rapport de force, et non comme une simple question de bonne gouvernance ou d’attractivité.
Dans un pays où le débat économique est souvent confisqué par des technocrates formés ailleurs, ou réduit à des oppositions idéologiques stériles, un tel livre est dangereux. Il rend impossible l’innocence intellectuelle. Il met à nu deux illusions opposées mais complémentaires : celle du tout-État, qui pense pouvoir se substituer durablement à un secteur privé faible, et celle du tout-marché, qui imagine qu’il suffirait de « libérer les forces de l’entreprise » pour que le développement advienne mécaniquement.
VII. L’alternance 2024 et l’épreuve de la souveraineté économique
L’élection de 2024 a placé au cœur du débat public le projet de refondation économique : révision des contrats miniers et pétroliers, promotion d’un entrepreneuriat national, réduction des importations. Ce projet entre directement en résonance avec l’analyse d’Amin, mais se heurte aux mêmes obstacles structurels. La contrainte financière externe : le pays est sous la surveillance stricte du FMI, et les créanciers internationaux sont vigilants sur toute politique perçue comme moins favorable aux investisseurs. La structure du capitalisme sénégalais : une partie significative de la bourgeoisie d’affaires locale est liée aux circuits d’importation et de distribution, bénéficiaire du statu quo. La faiblesse de la base productive : après des décennies de désindustrialisation relative, le Sénégal manque cruellement de capacités industrielles endogènes. Le gouvernement se trouve ainsi pris en tenaille entre une attente populaire de rupture et les logiques implacables du capitalisme périphérique globalisé décrites par Amin. Sa marge de manœuvre pour créer les conditions d’une accumulation nationale autonome est extrêmement étroite.
VIII. Une leçon pour les débats contemporains et la jeunesse
Les débats actuels sur la souveraineté économique, la transformation structurelle ou l’industrialisation gagneraient à être relus à la lumière de Samir Amin. Que signifie industrialiser un pays lorsque le capital national est sous-financé ? Que vaut la promotion de l’entrepreneuriat sans système bancaire national orienté vers le développement ? Que peut un secteur privé local lorsqu’il est pris en étau entre un capital étranger dominant et un État à la fois client et arbitre ?
Ces questions ne sont pas théoriques. Elles sont au cœur des blocages actuels. Ce livre devrait être lu par chaque étudiant en économie, chaque cadre de l’administration, chaque entrepreneur, chaque responsable politique. La jeunesse sénégalaise mérite mieux que des discours creux sur la réussite individuelle ou l’innovation hors sol. Elle mérite de comprendre pourquoi tant d’efforts entrepreneuriaux se heurtent à des plafonds invisibles. Elle mérite de savoir que ces plafonds ne sont pas le fruit d’un échec personnel, mais d’une architecture économique héritée.
Lire Samir Amin, c’est se donner le droit de penser autrement. C’est refuser les explications moralisantes. C’est comprendre que le développement est un combat collectif, structuré, historique. C’est acquérir une conscience historique qui fait cruellement défaut au débat public sénégalais.
Conclusion : relire pour reconstruire
Plus de cinquante ans après, Le monde des affaires sénégalais reste une œuvre fondatrice, non parce qu’elle propose un modèle figé, mais parce qu’elle pose les bonnes questions et identifie avec précision les mécanismes de reproduction de la dépendance. Tant que ces questions resteront ignorées, le Sénégal continuera à tourner en rond, à répéter les mêmes diagnostics partiels et à échouer dans ses ambitions économiques. La force de l’analyse d’Amin est de montrer que la dépendance est un construit historique, politique et institutionnel, et non une fatalité. En identifiant les points de levier nécessaires — le système financier, le rôle de l’État, l’intégration subalterne dans l’économie mondiale — il indique aussi les voies d’une transformation possible.
L’alternance politique de 2024 ouvre une fenêtre de contingence historique. Elle crée une possibilité, inédite depuis des décennies, de remettre en question les pactes hérités. Cependant, la crise économique et financière simultanée en serre la durée et en exacerbe les risques. Relire Samir Amin aujourd’hui, c’est accepter de regarder notre économie sans fard. C’est reconnaître que le développement ne se décrète pas, qu’il se construit sur la base d’une connaissance rigoureuse de la réalité et d’un projet politique de rupture avec l’ordre établi de la dépendance. C’est, enfin, un acte de responsabilité envers les générations futures.
Car un peuple qui ignore son histoire économique est condamné à confondre le présent avec le destin. Et un pays qui refuse de comprendre les causes profondes de sa dépendance ne pourra jamais prétendre à la souveraineté. Relire Samir Amin, c’est commencer à reprendre la maîtrise de l’avenir.
Chérif Salif Sy, économiste-politiste
L’article Relire le monde des affaires sénégalais pour comprendre les impasses économiques du Sénégal contemporain est apparu en premier sur Sud Quotidien.
