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Le Sénégal traverse un moment décisif de son histoire économique. À l’heure où les nations africaines cherchent à consolider leur souveraineté dans un monde globalisé, notre pays vient de franchir une étape symbolique et stratégique : le lancement des Diaspora Bonds. Ces obligations d’État, spécifiquement conçues pour permettre aux Sénégalais de l’extérieur d’investir directement dans le développement national, sont présentées comme un outil de financement innovant. Elles visent à canaliser l’épargne patriotique vers des projets structurants, en réduisant la dépendance du pays à l’endettement extérieur classique. Mais au-delà de l’instrument financier, ce qui est en jeu, c’est un repositionnement profond du rôle de la diaspora.
Car si l’argent est nécessaire, il ne suffit pas. Les infrastructures construites grâce à ces fonds – routes, ponts, barrages, aéroports – ne prendront leur pleine valeur que si elles sont accompagnées d’une révolution cognitive : le passage du brain drain au brain gain. Ce renversement, que nous défendons depuis longtemps (Dr. Moussa Sarr, 2001), repose sur une idée simple mais puissante : transformer la fuite des cerveaux, longtemps perçue comme une hémorragie nationale, en source de savoir, d’innovation et de coopération.
Transformer une menace en opportunité
Pendant des décennies, le départ massif des cadres, chercheurs, médecins, ingénieurs et entrepreneurs sénégalais vers l’étranger a été décrit comme une perte sèche pour la nation. On évoquait le brain drain comme un fléau, un vol de talents orchestré par les pays du Nord, laissant l’Afrique exsangue de ses forces vives. Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon l’Union Africaine, près de 70 000 professionnels qualifiés quittent chaque année le continent.
Mais si cette mobilité n’était pas une malédiction ? Si, au contraire, elle devenait un levier ? C’est dans ce changement de perspective que naît le concept de brain gain. Il ne s’agit pas seulement de rapatrier physiquement les talents, mais de construire des passerelles pour qu’ils puissent contribuer efficacement, à distance ou lors de séjours ponctuels. Dans un monde où Dakar, Paris, New York et Montréal sont à un clic de connexion, la géographie cesse d’être un obstacle. Ce qui hier était perte définitive peut aujourd’hui être transformé en capital circulant.
Le brain gain propose donc de transformer une menace en opportunité. Au lieu de voir dans l’émigration une hémorragie irréversible, il s’agit de l’envisager comme une irrigation intellectuelle continue. La diaspora devient alors non plus un exil, mais un réseau ; non plus une fuite, mais une source.
Le besoin d’une infostructure
Pour que cette ambition se concrétise, encore faut-il bâtir ce que nous appelons une infostructure. Contrairement aux infrastructures classiques, qui matérialisent le béton et l’acier, l’infostructure désigne l’architecture invisible qui organise et valorise la circulation du savoir. Elle repose sur trois piliers :
Des plateformes numériques : il s’agit de créer des espaces en ligne où les experts sénégalais de l’étranger peuvent collaborer avec des institutions locales, des universités, des startups. Ces plateformes pourraient héberger des laboratoires virtuels, des hubs d’innovation décentralisés, des programmes de mentorat. On imagine aisément une chercheuse en biotechnologie basée à Toronto travaillant en temps réel avec un étudiant de l’Université Cheikh Anta Diop.
La reconnaissance institutionnelle des compétences : aujourd’hui, un médecin sénégalais formé au Canada qui souhaite exercer à Dakar se heurte à une bureaucratie décourageante. Ses diplômes sont contestés, ses démarches interminables. Résultat : il renonce. Une telle situation est intenable. Il faut instaurer un cadre souple de reconnaissance des qualifications, afin de transformer chaque retour ou mission ponctuelle en opportunité.
Des mécanismes de financement ciblés : au-delà des Diaspora Bonds, pourquoi ne pas imaginer un Fonds de l’Innovation Diasporique ? Ce fonds financerait des projets co-portés par des Sénégalais de l’intérieur et de l’extérieur, en partageant risques et profits. Une startup fondée entre Rufisque et la Silicon Valley, par exemple, pourrait accéder à des capitaux adaptés tout en restant enracinée localement.
De la remise au transfert de savoir
Jusqu’ici, la diaspora sénégalaise a été perçue essentiellement comme une source de devises. Chaque année, ses envois de fonds dépassent 2 000 milliards de francs CFA, représentant près de 10 % du PIB. On applaudit ces chiffres, on les intègre aux statistiques nationales, mais on en reste là. Cette vision est réductrice, car elle ignore la véritable richesse : la connaissance.
Il est temps d’opérer une révolution sémantique et stratégique. Ne plus parler seulement de « remises », mais de « transferts de savoir ». Cesser de réduire l’expatrié à un guichet automatique, pour le considérer comme un partenaire intellectuel. L’avenir du Sénégal ne dépendra pas uniquement de la quantité d’argent que nous recevons, mais de notre capacité à mobiliser l’intelligence collective de nos fils et filles, où qu’ils se trouvent.
D’autres nations l’ont compris avant nous. La Corée du Sud a bâti son essor industriel en mobilisant ses ingénieurs expatriés. L’Inde a fait de sa diaspora le cœur de son boom technologique. Pourquoi pas nous ? Le Sénégal dispose d’une diaspora nombreuse, dynamique, fortement implantée dans toutes les grandes capitales mondiales, mais profondément attachée à son pays d’origine. Ce réseau est une richesse stratégique, un avantage comparatif qu’il serait suicidaire de négliger.
Le défi de la confiance
Le succès des Diaspora Bonds, comme l’a souligné Jeune Afrique en février 2025, dépendra avant tout de la confiance. La diaspora investira si elle croit que l’argent est bien utilisé, si les projets sont transparents, si l’État rend des comptes. La même règle vaut pour le brain gain. Les talents contribueront si les procédures sont claires, si leurs efforts sont respectés, si la corruption et la bureaucratie ne les découragent pas.
Aujourd’hui, beaucoup hésitent à s’impliquer car ils redoutent d’être piégés dans des lenteurs administratives ou des arrangements opaques. La première responsabilité de l’État est donc d’instaurer cette confiance. La transparence budgétaire, la simplicité administrative, l’efficacité institutionnelle ne sont pas des options, mais des conditions sine qua non.
Un enjeu de souveraineté cognitive
Il faut le dire clairement : la souveraineté économique du Sénégal ne se gagnera pas seulement sur le terrain financier, mais aussi sur le terrain cognitif. Un pays qui dépend des cerveaux des autres reste un pays fragile. Celui qui réussit à mobiliser ses propres talents, où qu’ils soient, se donne une puissance incomparable.
C’est là le sens profond du brain gain. Il ne s’agit pas d’une coquetterie intellectuelle, mais d’un impératif stratégique. Sans lui, nous resterons des sous-traitants de l’intelligence mondiale. Avec lui, nous pourrons devenir des producteurs de savoir, des acteurs souverains dans la grande économie africaine.
Une compétition africaine déjà lancée
Ne nous y trompons pas : ce chantier n’est pas une option, c’est une urgence. D’autres pays africains l’ont déjà compris. Le Nigeria multiplie les programmes pour attirer ses expatriés. L’Éthiopie et le Kenya misent sur la mobilisation de leurs diasporas scientifiques. L’Afrique du Sud investit massivement dans ses universités. Si le Sénégal veut conserver une place stratégique, il doit agir vite.
Nous avons un avantage : la stabilité politique, une tradition migratoire ancienne, et une diaspora soudée. Mais cet avantage peut vite se dissiper s’il n’est pas transformé en stratégie nationale.
Du financement à l’infostructure
Les Diaspora Bonds sont un premier pas, mais ils ne suffiront pas. L’argent ne fait pas le développement durable. C’est l’intelligence qui le fait. C’est pourquoi il est urgent de compléter la dimension financière par la dimension cognitive. Du financement à l’infostructure, il y a un pont à bâtir.
Car l’avenir du Sénégal ne se jouera pas seulement sur ses terres, mais dans la capacité à relier ces terres aux talents disséminés dans le monde entier. Et si nous réussissons ce pari, ce n’est pas seulement le Sénégal qui en sortira grandi, mais toute l’Afrique, qui trouvera dans sa diaspora non pas une cicatrice de départs douloureux, mais une force vive pour inventer son destin.
Moussa SARR, Ph.D.
Président Directeur Général
Lachine Lab – l’Auberge Numérique
514 – 824 – 5290
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