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Dans les ruelles de nos grandes agglomérations, sur les marchés de localités comme Sandiara ou Joal-Fadiouth, dans les cantines, une marmite mijote toujours, quelque part, comme un symbole du lien social, du savoir-faire ancestral et de la mémoire collective. Mais au-delà des images de cartes postales, la gastronomie sénégalaise traverse une époque charnière. Entre standardisation, folklorisation et quête d’authenticité, elle oscille entre une pluralité de goûts et une diversité parfois mal assumée.
Une cuisine de terroirs, pas un seul “thiébou diène”
L’imaginaire collectif national et international a fini par réduire la gastronomie sénégalaise à une image unique : celle du thiébou diène, riz au poisson originaire de Saint-Louis. S’il est indéniablement emblématique, ce plat ne saurait à lui seul incarner la richesse culinaire d’un pays mosaïque. Le thiébou yapp (riz à la viande), le lakh (bouillie de mil), le caldou (ragoût de poisson au citron), le bassi salté (couscous de mil au ragoût), le fondé, le domoda, le supu kandja, et les plats peuls à base de lait et de mil témoignent d’une diversité qu’aucun palmarès ne peut figer.
La pluralité est bien réelle : chaque région, chaque ethnie, chaque saison produit ses recettes, ses variantes, ses secrets de cuisson. Pourtant, cette richesse reste peu exploitée dans les politiques culturelles, touristiques ou même éducatives.
Uniformisation urbaine et perte des identités culinaires
Dans les centres urbains, le rythme effréné de la vie, la sédentarisation et la prolétarisation des habitudes alimentaires ont engendré un phénomène inquiétant : la standardisation. Les plats sont réduits à leur plus simple expression, les ingrédients traditionnels remplacés par des produits importés, les sauces épaissies au cube, le goût nivelé. Cette évolution, poussée par l’économie de marché et les exigences de rendement, entraîne une perte des singularités régionales. À Dakar, un thiébou diène servi dans un fast-food “local” n’a plus grand-chose à voir avec celui mijoté trois heures durant dans une cour à Podor. Pire encore, certaines recettes comme le wassa wassa ou le ngomi tendent à disparaître des tables, faute de transmission intergénérationnelle.
Dilemme entre tradition et modernité culinaire
La cuisine sénégalaise est prise dans une tension permanente : comment préserver l’authenticité sans sombrer dans l’archaïsme ? Comment s’ouvrir à la modernité sans perdre son âme ? Le dilemme est d’autant plus grand que les jeunes générations, souvent peu formées aux techniques culinaires traditionnelles, se tournent vers des modèles importés, où la rapidité et l’esthétique l’emportent sur le goût et le sens.
Dans les émissions culinaires ou les concours gastronomiques, on assiste parfois à une « relecture » contemporaine de plats sénégalais. Mais cette tendance, bien que salutaire, pose la question de la légitimité : qui a le droit de revisiter un plat ? À quel moment cesse-t-on de le reconnaître ?
Faiblesses structurelles et absence de stratégie nationale
Selon un expert et homme de l’art, contrairement à des pays comme le Maroc, le Pérou ou la Thaïlande, qui ont su bâtir des stratégies d’exportation de leur patrimoine culinaire, le Sénégal ne dispose pas d’un plan structuré de valorisation gastronomique. Les écoles de cuisine axées sur les techniques locales sont rares, les filières de production agroalimentaire restent fragiles, et la documentation sérieuse sur les recettes et leurs origines est encore marginale.
Le secteur souffre aussi d’un manque de reconnaissance dans la hiérarchie culturelle. Longtemps considérée comme relevant du privé ou du domestique, la cuisine n’a pas été perçue comme un levier de diplomatie culturelle ou de développement économique. Aujourd’hui encore, rares sont les festivals, musées ou publications scientifiques consacrés à l’alimentation sénégalaise.
Tourisme, diaspora et réseaux sociaux : des leviers à activer
Pourtant, des dynamiques nouvelles émergent. La diaspora sénégalaise, en Europe ou en Amérique, participe activement à la diffusion de la cuisine nationale. Des chefs comme Pierre Thiam ou les cuisiniers des chaînes YouTube et TikTok revisitent et exportent les classiques, avec pédagogie et créativité. Le tourisme intérieur, notamment en Casamance ou sur la Petite Côte, redonne aussi sa place aux plats du terroir. Les visiteurs étrangers s’étonnent, s’émerveillent, mais souvent, leur expérience reste superficielle, faute d’un storytelling fort et cohérent autour de la gastronomie.
Vers une écologie du goût sénégalais
Il ne s’agit pas de figer la cuisine sénégalaise dans le passé, mais de construire une écologie du goût : préserver les semences locales, valoriser les produits du terroir, transmettre les savoir-faire aux jeunes, encourager les femmes à devenir entrepreneures culinaires, soutenir les marchés de proximité. Il faut aussi donner aux langues nationales leur place dans la transmission des recettes. Le “laax”, le “mbaxal”, le “xéw”, le “kaldou”, ont une charge sémantique que le Français traduit mal. La langue est ici un ingrédient du goût, un vecteur de mémoire. La gastronomie sénégalaise n’est ni monolithique ni figée. Elle est vivante, mouvante, disputée. Elle incarne les tensions du pays entre tradition et modernité, globalisation et enracinement. Mais si rien n’est fait, elle risque de se réduire à un folklore aseptisé ou à une fast-foodisation décomplexée. Refonder une stratégie nationale de la diversité culinaire, c’est dès lors préserver une partie essentielle de l’identité sénégalaise. Car, comme le dit un proverbe wolof : “Ku la lekk, mooy ku la wóolu” -celui qui mange ta cuisine, finit par t’accepter.
SAMBA NIEBE BA
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